Le 30 Mai 2024
Tous les 5 ans depuis 1979, les citoyens de l'Union Européenne élisent leurs députés au parlement européen. Cette année, l'élection pour la France aura lieu le 9 juin, avec 38 listes candidates. L'élection européenne est en France le seul scrutin où la distribution des sièges se fait en un seul tour et de manière entièrement proportionnelle. Toutes les autres élections laissent la possibilité d'un second tour, et suivent un mode de scrutin majoritaire (présidentielle, législatives), ou proportionnel avec bonus majoritaire (municipales, régionales). Mais l'élection européenne est-elle réellement proportionnelle ?
En fait, il y a un petit problème : en France, une liste doit obtenir 5% des votes exprimés pour être prise en compte lors de la distribution des sièges. Les électeurs qui votent pour une liste qui n'atteint pas ce seuil voient leur vote perdu : la liste n'obtient aucun siège, et les voix ne sont pas redistribuées. Ces électeurs ne sont alors pas représentés dans la distribution finale. Si l'on additionne les électeurs de toutes ces « petites » listes, on obtient en réalité un pourcentage important de la population qui n'est pas représenté : en 2019, cela concernait 20% des votes exprimés. En 2024, il est très probable que l'on observe le même phénomène, les sondages actuels estimant que le pourcentage de votes perdus sera entre 10% et 15%. En particulier, si la liste écologiste n'obtient pas les 5%, les 4 sièges qu'elle aurait obtenus seront redistribués aux autres listes, dont probablement 2 à la liste du Rassemblement National, qui est assez éloignée de leurs idées.
Cependant, nous allons voir qu'il est possible de résoudre ce problème de représentativité tout en conservant le seuil de 5%. Je vous présente ici deux méthodes, proposées par des chercheurs experts de la question. Ces méthodes permettent de redistribuer correctement les voix des listes qui n'atteignent pas le seuil de 5% aux listes qui l'atteignent. La première méthode permet aux électeurs de voter pour une liste de second choix, en plus de leur liste favorite. La seconde méthode accorde encore plus de liberté puisque chaque électeur peut aussi voter pour une 3e, une 4e, et autant de listes qu'il le souhaite en les classant par ordre de préférence. Ces méthodes sont simples à comprendre pour les électeurs, et ne nécessitent pas de changement majeur dans la manière de voter. Enfin, nous vous inviterons à tester ces méthodes dans notre expérience en ligne.
Le mode de scrutin des Européennes
Le mode de scrutin utilisé pour l'élection européenne en France est un scrutin proportionnel plurinominal avec répartition des sièges selon la méthode de la plus forte moyenne. Plus précisémment, chaque électeur vote pour sa liste favorite, ce qui donne un score pour chaque liste, correspondant à son nombre total de voix. Une première étape consiste à supprimer du calcul toutes les listes ayant reçu moins de 5% du nombre total de votes exprimés. On distribue ensuite de manière proportionnelle les sièges aux listes restantes. Cela signifie par exemple que si une liste obtient 20% des voix restantes, elle doit obtenir environ 20% des sièges mis en jeu.
Sans rentrer dans les détails techniques, la répartition se fait par la méthode dite de la plus forte moyenne (ou méthode d'Hondt). Cette méthode, la plus utilisée en Europe pour ce type d'élection, permet un certain degré de proportionnalité tout en évitant certains paradoxes, mais elle a tendance à avantager les listes ayant obtenu les plus grands scores. Cependant, ce n'est pas sur ce problème que nous nous concentrons dans cet article et dans notre expérience.
Le problème de l'effet seuil
Le problème qui nous intéresse vient du seuil de 5% en dessous duquel les votes ne sont tout simplement pas pris en compte. S'il peut sembler anodin de perdre les électeurs ayant voté pour des petites listes, on observe qu'en 2019, près de 20% des votes exprimés n'ont pas été pris en compte à cause de cette règle. C'est donc 4,4 millions de votants qui n'ont pas été pris en compte à cause de ce seuil : ça ressemble à un problème qu'il faudrait résoudre.
En particulier, de nombreuses listes ont reçu entre 1.2% et 5% des voix et auraient obtenu au moins un siège si il n'y avait pas de seuil : la liste Debout La France (3,51%), celle de Générations (3,27%), celle de l'UDI (2,5%), celle du Parti Communiste (2,49%), celle du Parti Animaliste (2,16%) et enfin "Urgence Écologie" (1.82%). Ces 6 listes ont obtenu plus de 15% du nombre total des voix. Le pourcentage de votes non comptabilisés monte jusqu'à 28% dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis, où le Parti Communiste et l'UDI ont obtenu un meilleur score que dans le reste de la France.
Quels changements pour résoudre le problème ?
Une première solution évidente serait d'enlever le seuil de 5%. D'ailleurs, certains pays de l'Union Européenne n'ont pas de seuil. Mais cette solution pose d'autres problèmes pour les politiques, qui pourraient ne pas accepter de le supprimer. En effet, le seuil de 5% a été mis en place pour éviter la fragmentation du parlement européen en une multitude de petits partis, ce qui rendrait a priori la prise de décision plus difficile (voir cette décision du conseil constitutionnel, paragraphe 10). Par exemple, 13 listes ont obtenu des sièges en Allemagne aux élections européennes de 2019, pour lesquelles il n'y a pas de seuil, et 5 de ces listes ont obtenu un seul siège.
Nous allons donc supposer dans ce qui suit que l'on souhaite garder le seuil de 5% pour qu'une liste reçoive des sièges. Comment faire alors pour que les électeurs des listes qui n'atteignent pas ce seuil soient tout de même représentés au Parlement ? Nous proposons deux solutions simples.
Méthode 1 : Le vote de second choix
Une première solution simple consiste à permettre aux électeurs de voter pour deux listes : un « premier choix » et un « second choix ». Le fonctionnement est alors le suivant :
- Si le premier choix reçoit au moins 5%, le vote est compté pour le premier choix.
- Si le premier choix reçoit moins de 5%, le vote est compté pour le second choix.
- Si le second choix reçoit toujours moins de 5%, le vote est ignoré.
Cela incite les électeurs à voter sincèrement, c'est-à-dire pour leur liste favorite en premier, puis pour leur liste favorite parmi celles qui peuvent dépasser les 5%, ce qui serait un vote stratégique. Bien évidemment, il est toujours possible de voter pour une seule liste (ou de voter blanc).
Méthode 2 : Le vote par classement
Cette seconde solution suit la même idée, mais en la poussant plus loin afin de donner plus d'expressivité aux électeurs, qui peuvent alors classer autant de listes qu'ils le veulent, donc potentiellement plus que deux. Le fonctionnement est alors le suivant :
- Si le premier choix reçoit au moins 5%, le vote est compté pour le premier choix.
- Si le premier choix reçoit moins de 5%, le vote est compté pour le second choix.
- Si le second choix reçoit toujours moins de 5%, le vote est compté pour le troisième choix, etc.
- Si tous les choix reçoivent moins de 5%, le vote est ignoré.
Cette solution a l'avantage de donner plus de liberté aux électeurs, qui peuvent alors exprimer leurs préférences plus finement. Cependant, elle est probablement plus complexe à mettre en place.
Comment se fait le transfert de voix ?
Il est important de noter qu'il n'existe pas une unique manière de faire le transfert de voix. Une première solution, la plus simple, consiste à conserver toutes les listes qui sont placées en première position plus de 5% du temps, puis à éliminer toutes les autres listes. Les votes pour les listes éliminées sont alors redistribués parmi les listes ayant dépassé les 5%. Cela revient à faire un second tour avec uniquement les listes ayant reçu plus de 5%.
Mais il est possible d'utiliser une méthode plus précise encore, sur le modèle du vote par éliminations successives, qui est utilisé (entre autres) en Irlande, notamment pour l'élection européenne (mais avec des candidats seuls au lieu de listes). Pour comprendre l'idée de ce mode de scrutin, imaginons que les scores sont de 3% pour la liste A et 4% pour la liste B (les scores des autres listes ne nous intéressent pas), mais que tous les électeurs qui votent pour A placent B en second. Si on élimine toutes les listes ayant moins de 5%, alors ni la liste A ni la liste B ne reçoivent de sièges. On pourrait alors d'abord éliminer la liste A et transférer ses voix à la liste B, qui obtient alors 7%, et obtiendrait les 5% nécessaires pour obtenir des sièges. Ainsi, dans ce mode de scrutin, on élimine successivement la liste qui reçoit le moins de voix (en tant que première place), et ses voix sont redistribuées aux autres listes en regardant qui arrive ensuite dans le classement des votants. On s'arrête lorsque toutes les listes restantes ont plus de 5% des voix, puis on procède à la distribution proportionnelle des sièges parmi les listes restantes.
Il faut également souligner la différence entre la modification du moyen d'exprimer ses préférences (ici, un classement des listes, au lieu d'une unique liste), et celle de la méthode de calcul pour la distribution des sièges (ici, une proportionnelle avec transfert de voix). Avec un classement, d'autres méthodes pourraient être envisagées, par exemple en attribuant des points aux listes en fonction de leur rang. Cependant, nous estimons que les méthodes que nous venons de proposer sont les plus adaptées à ce contexte.
A qui profiterait un changement ?
Dans ce qui suit, nous allons voir à qui un changement de ce type pourrait potentiellement profiter. Bien sûr, ce sont surtout des hypothèses puisqu'aucune de ces méthodes n'est pour le moment utilisée. Il est à noter que ces changements ne doivent pas être mis en place dans le but d'avantager ou de désavantager un bord politique, mais parce qu'ils améliorent la représentativité. En effet, savoir quels partis sont avantagés par un système dépend grandement de l'offre politique à un moment donné, et ce qui avantage un bord aujourd'hui le désavantagera peut-être demain. On le voit par exemple pour les élections législatives utilisant le scrutin majoritaire à deux tours, un mode de scrutin dont on a longtemps dit qu'il empêchait à l'extrême droite d'obtenir un grand nombre de sièges au parlement, mais qui permettrait aujourd'hui au Rassemblement National de remporter la majorité s'il y avait une dissolution de l'Assemblée, selon certains sondages.
Aux électeurs
Les premiers à être avantagés par un changement, ce sont les électeurs, puisqu'on leur permet d'être plus justement représentés au parlement européen, et d'exprimer plus librement leurs préférences, en permettant notamment de pouvoir voter à la fois sincèrement et stratégiquement.
Aux « petites » listes
Il semble clair que les « petites » listes seraient avantagées par ce changement, puisque les électeurs n'auraient pas la crainte de voter pour rien en plaçant une petite liste en première position, s'ils peuvent voter « utile » pour la seconde position. Ainsi, les petites listes recevraient probablement plus de votes, donc plus de visibilité, et possiblement plus de chances de dépasser les 5%. Ce dernier point est encore plus important si l'on utilise la méthode des éliminations successives décrite plus haut, puisque de petites listes peuvent alors également recevoir les voix des électeurs d'autres petites listes, les faisant passer au-dessus des 5% après transfert des voix.
Un autre aspect, peut-être secondaire, qui avantagerait les « petits » partis (mais en réalité tous les partis), est qu'un tel mode de scrutin nécessiterait de changer légèrement la manière dont nous votons. Il ne serait plus possible de simplement mettre le bulletin d'une seule liste dans une enveloppe comme c'est actuellement le cas. Le bulletin de vote devrait ressembler à ce qui se fait dans beaucoup d'endroits dans le monde, avec des cases à cocher pour indiquer pour quelle(s) liste(s) on souhaite voter. Un exemple de bulletin de vote est donné ci-dessous. Cela permettrait aussi de faire de grosses économies puisque chaque liste doit imprimer ses propres bulletins, ce qui représente plusieurs centaines de milliers d'euros d'investissement, qui ne sont remboursés que pour les listes obtenant plus de 3% des votes exprimés. Avec un bulletin unique, les listes n'auraient pas à payer pour leurs bulletins.
À certaines « grandes » listes
Certaines « grandes » listes tireraient également avantage d'un tel changement. Plus précisément, les listes qui sont souvent le second choix des électeurs votant pour certaines petites listes, puisqu'elles recevraient alors les transferts des votes de ces listes.
Participez à l'expérience !
Avec d'autres chercheurs du CNRS, de l'Université Paris Dauphine et de l'Université de Virginie, nous aimerions tester l'impact de ces changements sur la distribution des sièges, et évaluer l'intérêt qui existe pour un tel changement. Nous avons dans ce but créé un site sur lequel vous pouvez tester les deux méthodes présentées dans l'article, et nous vous encourageons à participer à cette expérience, ainsi qu'à la partager à vos proches que cela intéresserait. Il est à noter que les réponses sont totalement anonymisées et ne seront pas utilisées à des fins commerciales.
Si vous avez une question sur l'expérience que nous menons, n'hésitez pas à nous contacter via Twitter (@DelemazureTheo) ou par email (experience-vote-2024@lamsade.dauphine.fr).